Je suis né dans un lieu dont on ne parle qu’à voix basse, entre deux silences, lorsque le vent cesse de souffler et que même les chiens ne hurlent plus. Ce n’était pas un village — c’était une plaie béante dans la jungle du Yucatán, une fêlure où l’ombre s’était répandue comme une fièvre noire. Là-bas, la végétation étouffait les murmures, les arbres suintaient une résine rougeâtre semblable à du sang séché, et la terre avait l’odeur d’un charnier ancien. L’air y était si lourd que les enfants naissaient déjà haletants.
Ma mère était prêtresse, si ce mot peut encore désigner une créature qui conversait avec les esprits rampants et brûlait des cheveux pour nourrir les morts. Elle me donna naissance les pieds dans la boue, le ventre entouré de serpents noirs, au milieu d’un cercle de feu et de cendres humaines. Mon père… personne ne l’a jamais nommé. Certains disaient qu’il s’était offert en holocauste avant que je ne voie le jour. D’autres murmuraient qu’il n’avait jamais existé, que j’étais l’enfant d’un esprit errant, d’une douleur si pure qu’elle avait pris forme.
J’ai grandi dans une secte qui ne priait pas — elle mutilait. Chaque geste était rituel, chaque cri, une offrande. On n’élevait pas la voix pour appeler les dieux, on égorgeait. Le sang formait l’alphabet sacré. Les os brisés servaient à lire le destin. On m’a appris à lire dans la moelle des agonisants, à écouter les soupirs s’éteindre pour comprendre le silence des vérités ultimes. L’odeur des chairs ouvertes, mêlée à celle de la sueur animale, était mon encens. J’ai appris à vivre parmi les cadavres en décomposition, à différencier l’odeur des tripes humaines de celle des viscères animales.
Je n’ai jamais joué. Je n’ai jamais pleuré. Un jour, un autre enfant me demanda pourquoi je restais immobile, les yeux fixés sur les bûchers. J’ai répondu :
« Parce que je veux comprendre ce que les flammes ne disent qu’aux morts. »
Mon premier vrai souvenir ? Un battement de cœur entre mes doigts. Un cœur encore chaud, gluant, palpitant comme une bête piégée. Un prêtre m’avait dit :
« Que ressens-tu ? »
J’ai dit :
« Il souffre encore. Il appelle quelque chose. Mais ce n’est plus un dieu. »
À dix ans, ils m’envoyèrent dans le ventre du monde. Une grotte sans nom, avalée par la pierre, un boyau noir où même les ombres se perdaient. C’était le chemin du Xibalba : (royaume des morts dans la mythologie maya). Neuf jours. Neuf nuits. Privé de lumière. Privé de sommeil. Privé de voix. J’ai vu la mort sous neuf formes, et elle me parlait à chaque fois avec une langue différente. Chaque nuit me tuait d’une manière nouvelle.
J’ai senti des vers remonter ma gorge. J’ai été écorché vivant par le murmure de voix que je n’ai jamais vues. J’ai été pendu dans un vide où le sol n’existait pas. Les ténèbres étaient épaisses, moites, oppressantes comme la peau d’un cadavre encore tiède. Parfois, je sentais un souffle sur mon visage — tiède, fétide, comme celui d’une bête que l’on n’aurait jamais dû réveiller.
Quand je revenais à moi, le matin, couvert de griffures et de morsures, les prêtres me marquaient au fer avec des glyphes interdits. Ils disaient que mon corps devenait un parchemin de douleur. Ils souriaient, avec leurs dents noires, tandis que ma chair se tordait sous l’aiguille d’obsidienne chauffée à blanc. Mais moi, je gardais les yeux ouverts. J’écoutais. Le cri que je n’émettais pas, je l’entendais ailleurs — dans les os, dans la pierre, dans l’air lui-même.
Puis il est venu. L’homme sans nom. Le Silencieux. Il n’était pas un homme, à vrai dire — plutôt une absence humaine. Il parlait une langue que je ne connaissais pas, mais ses gestes suffisaient à faire taire les vents. Son regard était celui d’un mort qui aurait décidé de continuer à marcher. Il m’observa longtemps. Puis il m’arracha aux prêtres. Non pas pour me sauver. Pour m’aiguiser.
Il me brisa. Il me modela. Il me vida. Il me remplit. Il m’apprit à écouter la peur dans le souffle d’un adversaire, à lire la douleur dans une cicatrice, à comprendre le futur dans les spasmes d’un mourant. Il m’enseigna le Cosmos comme on enseigne la nécrose — lentement, douloureusement, jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien d’humain. Il disait que l’univers ne parlait pas aux vivants, seulement à ceux qui avaient déjà goûté la mort. Alors je suis mort, encore, encore, encore.
Il ne m’a jamais caressé. Jamais encouragé. Il m’a tué une centaine de fois dans son regard. Et moi, je l’ai aimé comme on aime une douleur familière. Le seul père que j’ai eu sentait le plomb, l’encens rance et la sueur de la guerre.
Et un jour, il m’a parlé d’Athéna. Pas une déesse. Un fil tendu entre le néant et l’équilibre. Une justice qu’on porte comme une plaie ouverte. Il me dit que je ne devais plus tuer pour de faux dieux morts-nés, mais pour faire surgir la vérité à coups de crocs. Que ma cruauté n’était pas un poison — mais un remède pour les âmes gangrenées.
Alors j’ai changé. Je suis resté cruel. Mais avec un but. Je faisais souffrir ceux qui se croyaient invulnérables. Je retournais leur chair pour leur montrer leur faiblesse. J’ouvrais leurs corps pour leur apprendre à prier. Je faisais de la douleur une offrande à la lucidité. Je suis devenu le couteau qui murmure. La morsure que l’on ne voit pas. L’épine dans le rêve du juste.
Puis un matin, le Silencieux cessa de respirer. Il s’est vidé sans un bruit, étendu sous un ciel gris comme la cendre. Je l’ai veillé trois jours. Pas un oiseau. Pas un souffle. Même la jungle s’était tue, comme si elle redoutait son absence. Je l’ai enterré à mains nues. Ses os claquaient comme des cloches creuses.
Sur une dalle de pierre, il avait gravé :
« Ne cherche pas l’armure. Sois le gouffre. Et elle viendra à toi. »
Depuis, je marche. Je m’approche du Sanctuaire. Je suis une ombre qui marche sur deux jambes. Je suis ce qu’on ne peut pas enfermer. Je ne suis pas un chevalier. Pas encore. Mais j’ai traversé les neuf morts. Je porte sur moi l’odeur du sang ancien, la chaleur des bûchers, les cris qui ne s’oublient pas.
Je suis la peur qu’on sent derrière soi, quand il n’y a personne.
Et quand j’arriverai… même les dieux apprendront à trembler.
Mictlan, le silence qui écorche
Modérateurs : Maîtres de jeu, Oracles d'Athéna